Un exploit aéronautique injustement oublié.

Le lieutenant Pierre de Saint Roman à la conquête de l'Atlantique sud

par Jean-Pierre Suzzoni


         En marge de l'aventure de l'Aéropostale où Toulouse joua un rôle essentiel, des drames et des exploits ont été occultés par la mémoire collective et sont restés quasiment inconnus. Les lignes qui suivent sont un hommage aux auteurs de l'un de ces exploits aériens.
         L'aventure de l'Aéropostale a été jalonnée de plusieurs obstacles réputés " infranchissables " : le désert du Sahara, la Cordillère des Andes et surtout l'océan Atlantique. La fameuse Ligne représentait un enjeu politique et économique très important et il y eut une véritable course à l'exploit aussi bien entre les constructeurs d'avions, qu'entre les grandes puissances de l'époque et Toulouse a tenu une grande place dans cette moderne aventure.
         Tout d'abord, c'est en mai 1923 que le Sahara est vaincu par le capitaine Joseph Roig qui depuis le Maroc réussit à joindre Dakar avec 3 Bréguet XIV pilotés par Debrien, Cueille et Hamm.
         De l'autre côté de l'Atlantique, dès 1924, Paul Vachet effectue des vols de reconnaissance entre Natal (Brésil) et Buenos-Aires (Argentine). L'année suivante, la liaison commerciale est ouverte jusqu'à Rio de Janeiro, et en 1927 jusqu'à Buenos-Aires, mais il faudra attendre 1929 pour rallier le Chili. Pour l'heure, le courrier traverse encore l'Océan en neuf jours grâce aux avisos, les navires les plus rapides de l'époque.

L'Atlantique sud
         La première traversée de l'Atlantique a été réalisée entre New-York et l'Irlande en juin 1919 par Alcock et Brown. Le rêve " impossible " devient alors une réalité.
         Trois ans plus tard, c'est l'Atlantique sud qui est franchi par deux Portugais. Partis de Lisbonne le 30 mars 1922, à bord d'un hydravion Fairey 400, le Lusitania, Coutinho et Cabral font escale à Las Palmas (Canaries). Ils reprennent l'air le 4 avril et amerrissent à Saint-Vincent (Cap-Vert). Le 17, ils repartent vers Santiago située dans le même archipel et le lendemain s'envolent pour la grande traversée mais une panne de carburant les oblige à amerrir près de minuscules îlots (São Pedro e São Paulo) et l'appareil ne peut pas reprendre l'air. Un navire venu à leur rencontre les conduit vers l'île de Fernando de Noronha à 550 km de la côte brésilienne. Aussitôt informé, le Portugal dépêche un paquebot porteur d'un nouvel hydravion, à bord duquel ils poursuivent leur voyage. Un croiseur leur porte secours alors qu'ils ont de nouveaux incidents mécaniques et un nouvel hydravion est acheminé par mer. Leur traversée peut enfin s'achever sans nouveau problème, le 5 juin, ils atteignent Recife.
         Ils reçoivent un accueil enthousiaste à la mesure de leur exploit. Certes la traversée de 6 000 km a été réussie mais en deux mois avec plusieurs escales et le concours de trois appareils !
         Quelques années plus tard, c'est l'Espagnol Ramón Franco, frère du général, qui réussit la traversée à bord d'un hydravion allemand Dornier Wal baptisé Plus ultra (1) . L'équipage quitte Palos le 22 janvier 1926, atteint Las Palmas d'où ils repartent le 26 et se posent à Porto Praia (Cap Vert). L'étape suivante les conduit à Fernando de Noronha. Enfin le 31, ils bouclent les 550 derniers kilomètres jusqu'au continent. C'est beaucoup mieux que leurs prédécesseurs puisque leur périple de 10 300 km a été couvert en moins de 60 heures. Mais là encore plusieurs escales ont été nécessaires.
         Après la guerre de 1914, la démobilisation avait laissé sans activité de nombreux aviateurs qui se tournent vers une aviation civile encore balbutiante. Il en est de même pour les constructeurs d'appareils (Latécoère, Bréguet) qui pressentent l'avenir d'une aviation civile : Dewoitine fonde sa propre société et les avions de guerre sont transformés à des fins commerciales (transport de passagers ou de courrier).

Un jeune aviateur démobilisé
         Pierre de Serre de Saint-Roman est né le 23 décembre 1891, à Toul (Meurthe-&-Moselle) où son père est chef de bataillon au 156e régiment d'Infanterie ; il est le troisième des neuf enfants d'Emeric de Serre, comte de Saint-Roman, et de
Pauline de Castelbajac . La famille habite l'hôtel Catel au n° 6 place Saint-Etienne à Toulouse et se retrouve pendant les vacances d'été au château de Fourquevaux (Haute-Garonne). Pierre de Saint-Roman fait ses études à l'institution Stanislas, puis au collège du Caousou. On le définit comme un jeune homme "charmant, brillant causeur, vif d'esprit ".
         Rappelé sous les drapeaux en 1914, il est incorporé au 10e régiment de Hussards, puis versé dans l'infanterie en 1915. Sa brillante conduite lui vaut la Croix de guerre, 5 citations à l'ordre de l'armée et un peu plus tard la Légion d'honneur. Il obtient son brevet de pilote à Pau, le 19 août 1918 mais ne participe pas aux combats. Après la guerre, il devient agent du Service des Fabrications de l'aéronautique de Bordeaux, puis en 1921, dirige la Station de Transit maritime dans la même ville. En 1924 il est promu capitaine et alors qu'il est directeur commercial des Etablissements d'aviation Descamps, il demande un congé de trois ans pour se consacrer à un ambitieux projet qui lui tient à coeur.

Le comité Paris-Amérique Latine
         Le projet du capitaine de Saint-Roman est de nouer des liens d'amitié et de fraternité entre la France et l'Amérique du sud où sont établis de nombreux Français et d'y effectuer une tournée en avion avec escales dans les 52 plus grandes villes du continent : Rio de Janeiro, São Paulo, Porto Alegre, Montevideo, Buenos-Aires, Santiago du Chili, Caracas, Bogota, Quito, etc. Chaque étape étant l'occasion de cérémonies, de parrainages et de conférences, peut-être à l'image de ce qu'avait fait le duc de Trévise aux U.S.A.(3) Un comité Paris-Amérique Latine (P. A. L.) dont le siège est à Paris est créé pour soutenir financièrement ce téméraire et coûteux projet.
         L'avion choisi est un bimoteur Goliath, founi par les Ets Farman installés à Billancourt, il est équipé de moteurs fournis par Lorraine Dietrich et peut être transformé en hydravion. Il doit être convoyé à travers l'Atlantique par mer mais le coût du transport s'avère prohibitif et l'opportunité de réaliser une traversée par voie aérienne et sans escale germe bientôt dans l'esprit de l'impétueux militaire.
         Pierre de Saint-Roman n'a que 250 heures de vol et s'adjoint le lieutenant de vaisseau Mouneyrès, pilote confirmé qui en totalise quatre fois plus et le mécanicien Ernest Mathis. Mouneyrès ne doit participer qu'à la traversée de l'Atlantique et demande un congé de quelques semaines.

Préparation du raid.
Cliquer sur la photo pour l'agrandir          L'appareil prend l'air à Paris pour se poser à Saint-Raphaël où des flotteurs le transforment en hydravion. L'équipage quitte la France depuis l'étang de Berre vers Casablanca. Ne pouvant se poser dans le port trop encombré, il amerrit en pleine mer mais la houle est importante : un flotteur, une hélice et un réservoir sont endommagés. L'appareil est placé en cale sèche pour réparer et il est décidé de le remettre sur roues.
         Après une étape à Agadir, ils arrivent à Saint-Louis (Sénégal), le 1er mai. Peu après, ils reçoivent un message du commandant Fortant les informant que le Service de Navigation Aérienne annule leur certificat de navigabilité : la demande d'autorisation de traverser l'Atlantique accordée à l'hydravion est refusée à l'appareil monté sur roues.
         Saint-Roman et Mouneyrès refusent d'abandonner leur projet mais Mathis renonce à les suivre pour un problème d'assurance lié à cette absence de certification. Il est remplacé au pied levé par le jeune Jules Petit. Le surlendemain, le colonel Renault organise en leur honneur une réception au Cercle militaire.

Le tragique envol
         Tout est prêt. L'appareil est même gardé la nuit pour éviter toute mauvaise surprise. A pleine charge, il pèse 7 300 kg. La durée de vol est estimée à 22 heures et la réserve de carburant permet une autonomie de 28 heures.
         Ils quittent le continent africain le jeudi 5 mai à 6 h 30 en emportant 300 litres d'huile et 4 500 litres de carburant. Mouneyrès est aux commandes. Le contact avec le sol se fait par un poste de radio émettant sur la bande des 42 mètres avec pour indicatif " F ". Depuis Saint-Louis, on capte leurs signaux par deux fois, et une troisième fois depuis Dakar à 10 h 38, puis … plus rien, plus aucun signe, ils disparaissent corps et biens.
         Dès le lendemain, des recherches sont entreprises au large, non par le gouvernement français mais par les Brésiliens, persuadés qu'ils n'ont pas atteint la côte, vers les îles Rocas et Fernando de Norohna et autour des rochers de São Pedro e São Paulo sur leur trajet présumé. Le vapeur Mucury longe la côte de Récife au cap San Roque (point le plus proche de l'Afrique, près de Natal). Participent à ces recherches l'aviso brésilien Bahia et le vapeur Linois des Chargeurs-Réunis. Malheureusement aucune patrouille n'explore la côte au nord-ouest de Natal, lieu probable de l'atterrissage.

Coup de théâtre
         Un mois et demi plus tard, le 18 juin, des pêcheurs découvrent à environ 90 km au large de Belém, un radeau de fortune constitué d'éléments d'avion mais
sans personne à bord (4) . De petites dimensions, il est fait d'un morceau d'aile ou d'empennage, de deux roues et d'une plaque en duralumin munie d'une charnière, le tout attaché avec des sandows. L'esquif est pris en remorque mais la forte houle menace la petite embarcation. Les pêcheurs décident de charger quelques éléments (roues, plaque, sandows) et abandonnent le reste. Il est possible qu'un message ait été écrit sur la toile mais celui-ci a été effacé par les embruns après 43 jours de mer. L'espoir renaît et les recherches reprennent jusqu'au mois d'août mais sans succès.
         Le mécanicien Galleyrand qui a travaillé chez Farman est dépêché sur place pour identifier ces débris. Ce sont bien les éléments d'un Goliath et ils ont bien appartenu à l'avion de Saint-Roman. Sur les pneus, on peut même lire l'inscription suivante : Hutchinson-Aéro, 800-160 (dimensions) 12-26 (date de fabrication). Galleyrand déclare que si l'appareil avait amerri, cette partie de l'appareil se serait disloquée et il en conclut qu'il s'est posé sur le sol dans des conditions satisfaisantes. Ces précieux témoins sont expédiés en France en décembre et se trouvent aujourd'hui dans les réserves du musée de l'Air au Bourget.

Que s'est-il donc passé ?
Cliquer sur la photo pour l'agrandir          D'après le général Lissarague, conservateur du musée de l'Air, l'atterrissage aurait eu lieu entre Natal et Fortaleza à marée basse sur une de ces plages bordées de hautes falaises de 20 à 40 mètres de haut, les " barreiras " impossibles à escalader, et à marée haute, ces plages sont noyées sous plusieurs mètres d'eau.
         Prisonniers de l'endroit où ils ont atterri, ils ont construit ce radeau qui a été emporté à marée haute avec deux possibilités, soit ils ont quitté la plage inhospitalière sur cet esquif de fortune et la houle l'a renversé jetant les trois hommes par le fond, soit le radeau inoccupé a été lancé comme un signal, une bouteille à la mer pour indiquer qu'ils étaient bien vivants et orienter les recherches.
         Mais ce témoin incontestable de leur survie temporaire, emporté par le fort courant nord-ouest le long de cette côte, a dérivé sur des centaines de kilomètres avant d'être repêché. D'ailleurs, on ne retrouvera jamais leur trace, ni celle de leur avion.
         En tout cas, Pierre de Saint-Roman et ses équipiers ont été les premiers Français à traverser l'Atlantique sud sans escale mais ils n'ont pas survécu longtemps à leur exploit. La famille Saint-Roman, abusée par les convictions d'une radiesthésiste renommée, a cru pouvoir les retrouver mais au fil des mois, l'espoir s'est évanoui peu à peu avant de disparaître à jamais.
         Dans cette véritable guerre des airs, les choses vont se précipiter. Le 15 octobre 1927, Dieudonné Costes (né à Septfonds, Tarn-&-Garonne) et Joseph Le Brix traversent sans escale l'Atlantique Sud entre Saint-Louis et Natal et survivront à leur exploit sur un avion Bréguet 19 GR, le Nungesser et Coli. Le 13 mai 1930, ce sont Jean Mermoz, Géo Gimié et Jean Dabry qui renouvellent le grand saut sur un hydravion Laté 28-3 baptisé Comte de La Vaulx inaugurant la première liaison commerciale. La Ligne aérienne est enfin ouverte jusqu'en Amérique du Sud.
         Quelles sont les raisons de cette amnésie collective ? On a vu que le Ministère n'a jamais encouragé cette entreprise, au contraire, l'autorisation de traverser leur avait été refusée, et aucun bâtiment de la marine française n'a participé aux recherches. Par ailleurs, le 9 mai 1927 disparaissait aussi l'avion de Nungesser et Coli, deux aviateurs déjà célèbres, et le 21 mai, Lindbergh ralliait deux capitales emblématiques : parti de New-York, il atteint Paris-Le Bourget sans escale... C'est lui que l'histoire a retenu !



Notes :
(1) C'est la devise de l'Espagne. Retour
(2) C'est elle qui fait publier les Mémoires de l'Occitanienne, sa grand-mère paternelle, pour lever les sous-entendus des Mémoires d'Outre-tombe de Chateaubriand à son sujet. Retour
(3) Il avait fondé le Comité de Sauvegarde de l'Art Français et, en 1926, entreprenait en Amérique du Nord une tournée de conférences pour réunir des fonds destinés à sauver en France des œuvres d'art promises à la ruine ou au dépeçage. C'est grâce à lui que le Comité de Saint-Louis (U.S.A.) offrit au musée du Vieux-Toulouse la Vierge à l'Enfant attribuée à Arthur Legoust. Retour
(4) Le Petit Journal du 17 juillet 1927 reprenant un article paru dans le journal de Buenos-Aires La Nacion.Retour